A propos des méthodologies du droit public méditerranéen comparé (II / II)

A propos des méthodologies du droit public méditerranéen comparé (II / II)
2 mai 2020 No Comments Colloque(s),Doctrine(s),RMDP Théodora PAPADIMITRIOU

Le présent article est extrait
de la RMDP V – actes du colloque de Rabat :
Existe-t-il un droit public méditerranéen ?

A propos des méthodologies
du droit public méditerranéen comparé (II / II)

Théodora Papadimitriou
Administratrice à la Mairie d’Athènes, docteur en droit public,
membre du Directoire du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Co-Directrice de l’équipe « Grèce » du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

La tâche que s’est assignée le Laboratoire Méditerranéen de Droit Public (ci-après « Lm-Dp »), à savoir étudier le droit public méditerranéen est une tâche à la fois ambitieuse, périlleuse et novatrice.

Ambitieuse, car, le droit public méditerranéen n’existe pas en tant que branche du droit, ou du moins en tant que sous-branche du droit comparé. Dans ces conditions, la finalité avouée de proposer à terme le 1er Traité méditerranéen de droit public nous semble cacher une volonté inavouée, celle de créer progressivement une nouvelle branche d’étude juridique.

Périlleuse la mission du Lm-Dp l’est car, exception faite de l’influence exercée dans le contexte de la colonisation française, italienne et britannique[1], les deux rives méditerranéennes semblent mal se connaître sur le plan juridique. Plus encore, elles s’identifient parfois, par un jeu de miroitement réciproque, en tant que modèles rivaux, reflétant ainsi des clivages contemporains présents à l’échelle mondiale. C’est en ce sens que Edgar Morin relève l’existence d’une « ligne sismique partant du Caucase et s’avançant en Méditerranée, qui concentre en elle de façon virulente l’affrontement de tout ce qui s’oppose sur la planète : Occident et Orient, Nord et Sud, islam et christianisme, laïcité et religion, fondamentalisme et modernité, richesse et pauvreté[2] ». Sans oublier que cette identification, potentiellement rivale, est en soi dynamique : le printemps arabe et la crise des dettes souveraines démontrent des mutations quasi-synchrones au sein d’une Méditerranée à géométrie variable.

Ambitieuse et périlleuse, la tâche qui est celle du Lm-Dp n’en est pas moins novatrice, et ce pour au moins trois raisons tenant au périmètre, à l’objet étudié et à la méthode choisie.

S’agissant du périmètre, entamer une étude comparative du droit public des 22 Etats méditerranéens[3] semble se heurter au constat d’une fracturation profonde. Le pourtour méditerranéen se révèle bien plus complexe que ce que le clivage nord/sud laisserait entendre. Sur un critère de proximité politique, économique et culturelle, la Méditerranée comporterait plutôt quatre rives que deux[4] : le nord-ouest (l’arc latin constitué de la France, l’Italie et l’Espagne), le nord-est (les pays des Balkans et de la Mer Noire), l’est (les pays du Machrek), le sud-ouest (les pays du Maghreb), sans oublier l’Israël, Chypre et Malte. Sur un plan de rapprochement juridique, il ne faut pas négliger le poids de l’appartenance à l’Ue pour huit Etats méditerranéens[5], ou encore l’adhésion à la Cedh par treize Etats méditerranéens[6]. De même, sur un plan politique et économique, l’Union du Maghreb arabe (quatre pays méditerranéens[7] et la Mauritanie) et l’Union pour la Méditerranée, succédant au Partenariat Euromed (dix-huit pays méditerranéens[8]), indépendamment du degré de leur concrétisation, constituent encore des sous-ensembles à prendre en considération.

Cependant, quel que soit le critère de classification, les sous-ensembles qui en résultent s’inscrivent dans le contexte actuel de la mondialisation qui implique la perméabilité des systèmes juridiques. En ce sens, l’émergence d’un droit mondialisé (et non mondial[9]) facilite la connaissance et influence réciproque des sous-ensembles fracturés, faisant probablement l’écho lointain de l’époque où la présence des empires successifs sur l’aire méditerranéenne avait intensifié les rapports et interdépendances commerciales et culturelles. Déceler dans l’émergence du droit mondialisé une occasion pour l’étude systématique des droits publics méditerranéens range le Lm-Dp aux côtés des intellectuels qui militent pour un renouveau de la définition même du droit comparé. A n’en citer que le Pr. Delmas-Marty, « les études comparatives c’est exprimer une préférence pour une internationalisation pluraliste qui ne renonce pas à la diversité des systèmes[10] ».

On le devine bien, parler de la Méditerranée au singulier serait méconnaître la diversité des identités régionales, dont seule la compréhension est susceptible de doter la démarche comparative de légitimité. Se hâter cependant de crier défaite serait sous-estimer la dynamique d’un droit public dont les facteurs d’évolution ne sont plus l’apanage de l’Etat-nation.

C’est également cette volonté de placer le droit public au cœur de ses activités qui rend l’objet d’étude du Lm-Dp novateur, ou du moins se situant dans l’évolution récente du droit comparé. Car, rappelons-le brièvement, le droit privé est resté pendant des décennies le domaine de prédilection du droit comparé, sans doute en raison de la nécessité pratique d’identifier des règles de conflit en droit international privé et de la fausse-idée que sa formation serait à l’abri des facteurs politiques et culturels[11]. Depuis, l’utilité du droit public comparé s’est affirmée par l’usage de l’« argument de droit comparé » dans les jurisprudences de la Cjue[12] et de la Cedh[13], ou encore par l’examen des modèles pertinents lors des révisions constitutionnelles succédant la chute du mur de Berlin et, plus récemment, le printemps arabe. Quant à la fausse-idée d’un droit privé, dénué des considérations culturelles, on est bien placé pour rétorquer que l’étude comparée du droit familial ou successoral au sein des pays méditerranéens ne saurait se faire sans prendre en considération le substrat culturel.

Ces considérations, émises à l’instant, relatives au périmètre et à l’objet, ont probablement présidé le choix de la méthode pertinente.

Au sein du Lm-Dp, ce choix implique, au préalable, une prise de position à l’égard de la méthode fonctionnaliste, méthode dominante de droit comparé. Cette méthode part de l’identification des problèmes juridiques que le droit entend traiter, en d’autres termes, la comparaison est construite à partir d’une difficulté identifiée[14]. La comparaison naît donc spontanément par la recherche des solutions que chaque système juridique apporte à la question identifiée. Développée comme technique de résolution des conflits, cette méthode induit la recherche des concepts comparables ou alors de leurs équivalents fonctionnels. En dépit de son caractère pratique, la méthode fonctionnaliste (utilisée en droit privé et surtout en droit international droit international privé) ne manque pas d’opérer une dé-contextualisation des solutions étudiées, surtout si elle est utilisée de manière exclusive.

Compenser cette faiblesse passe par la nécessité d’observer le contexte (historique, socio-économique et culturel) dans lequel s’inscrit la règle ou le concept étudiés. Dans ce cadre, le terme contexte juridique se rapporte aux valeurs, pratiques et concepts juridiques qui, bien que ne faisant pas formellement partie de l’ordre juridique étudié, ils affectent son mode de fonctionnement. « Il s’agit », pour Pierre Legrand, « de sonder l’arrière-plan culturel du discours juridique »[15] ou alors, pour Rodolfo Sacco, de « s’enquérir de la dimension muette du droit, qui définit une mentalité juridique dans une société donnée [16]».

Cette inscription du Lm-Dp au sein du courant de droit comparé « Law as culture[17] » implique une étude complexe des aspects extra-juridiques accompagnée d’un filtrage des éléments afin de déceler leur pertinence pour les règles juridiques comparées. On le comprend bien, ce travail de contextualisation emporte une double extension : extension de l’objet de la comparaison, qui inclurait outre les règles et concepts juridiques, les structures cognitives ; extension des sources, ce qui inviterait à penser le droit comparé méditerranéen en termes d’interdisciplinarité. A ce dernier égard, le développement au sein des disciplines historique, sociologique ou encore économique des courants de méthode contextualistes (tels que par exemple l’histoire croisée focalisant sur les transferts culturels[18]), pourrait faciliter la démarche. Il n’en reste pas moins que la connaissance et la gestion des données extra-juridiques par les juristes que sont les membres du Lm-Dp se révèle de prime abord impossible, pour ne pas dire utopique[19].

C’est face à cette difficulté de taille, inhérente à la méthode contextualiste, que répond la démarche décrite sous le vocable « comparer les comparaisons ». A en reprendre l’essentiel, cette démarche implique que plusieurs équipes effectuent parallèlement un travail comparatiste sur la même question. Les divergences, résultant de ce travail réalisé dans des termes identiques, permettront d’extraire le substrat culturel dont chaque équipe, ou même le membre de chaque équipe, est porteur. C’est sans doute un pari passionnant que de rendre les comparatistes du Lm-Dp eux-mêmes objet indirect de la comparaison et cela pourrait probablement permettre de dissiper, au moins en partie, l’obstacle, inhérent à l’approche contextualiste, dressé par la nécessité d’étudier des données extra-juridiques volumineuses.

Plus encore, visant l’identification des différences de perception et – disons-le ouvertement – des éventuels a priori et préjugés idéologiques, le Lm-Dp s’aligne sur le principe de la comparaison différentielle. Pour le dire simplement, on part de la prise de conscience des différences, en admettant par la suite que ces différences sont pour partie irréductibles et qu’il ne faut pas céder à la tentation d’essayer de les gommer, car elles sont très profondément ancrées dans la pensée juridique[20]. En d’autres termes, le pari est fait en faveur d’une conception admettant que les différences marquantes des droits publics méditerranéens constituent plutôt la force que la faiblesse de la démarche comparative.

A la fois l’étendue du périmètre de l’étude entreprise par le Lm-Dp, l’objet de cette étude et la méthode contextualiste pointent vers le choix d’une macro-comparaison, qui partirait probablement des thématiques notamment de prime abord polémiques, telles que l’égalité des sexes ou l’organisation du rapport entre l’Etat et la religion. Leur approche progressive, à travers la mobilisation de la technique évoquée, dite de « comparer les comparaisons », servirait sans doute de travail préparatoire nécessaire à la réussite d’un prochain Congrès portant sur la question essentielle des droits fondamentaux. Parallèlement, l’extension des pays participant au réseau du Lm-Dp renforcerait la légitimité de la démarche globale.

En attendant, la prise de conscience d’une pluralité irréductible et la recherche d’un consensus portant sur la méthode et les quelques premières pistes de réflexion au sein des équipes nationales constituent les premières étapes à franchir avec précaution à l’occasion de ce premier Congrès qui est le nôtre.

[1] Benhida R., Slaoui Y., Géopolitique de la Méditerranée, Puf, 2013, p. 30 et s.

[2] Morin E., « Penser la Méditerranée et méditerranéiser la pensée », Confluences Méditerranée, n°28, 1998-1999, p. 34.

[3] Gibraltar, Espagne, France, Italie, Monaco, Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Albanie, Grèce, Turquie, Syrie, Liban, Israël, Egypte, Lybie, Algérie, Tunisie, Maroc, Chypre et Malte.

[4] Pour Paul Balta, elle serait même articulée autour de six rives, selon une vision circulaire in « Méditerranée : défis et enjeux », Paris, L’Harmattan, 2000.

[5] La France, l’Espagne, l’Italie, la Slovénie, la Croatie, la Grèce, Chypre et Malte.

[6] Outre les huit pays susmentionnés, l’Albanie, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine, la Turquie et le Monaco.

[7] Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Lybie.

[8] Outre les huit pays susmentionnés, l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, l’Egypte, l’Israël, le Liban, la Turquie, la Syrie, le Maroc et la Tunisie.

[9] ost F et van de kerchove M., De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Presses des Facultés universitaires Saint-Louis, 2010, p. 168 et s.

[10] Delmas-Marty M, Leçon inaugurale au Collège de France, prononcée le 20 mars 2003, disponible in http://books.openedition.org/cdf/2700?lang=fr .

[11] Husa J., A New Introduction to Comparative Law, Hart, 2015, p. 12 et s.

[12] Il en est ainsi, par exemple, du régime de responsabilité extracontractuelle de l’Etat membre. Cf. l’analyse en termes de droit comparé dans l’affaire Köbler (C-224/01), relative à la responsabilité de l’Etat membre du fait du juge interne statuant en dernier ressort.

[13] Le recours à « l’argument de droit comparé » permet de dégager (ou non) l’existence d’une « consensus européen », condition essentielle pour affirmer l’existence d’un droit fondamental conventionnel.

[14] Par exemple : comment le droit prend-il en considération le changement de situation des parties pour modifier leur engagement ? La réponse nous ramène à la question de l’imprévision.

[15] Legrand P., « Comparer », Ridc, Vol. 48, n°2, 1996, p. 291.

[16] Sacco R., La comparaison juridique au service de la connaissance du droit, Economica, 1991, p. 106

[17] van Hoecke M., Warrington M., « Legal Culture, Legal Paradigms and Legal Doctrine : Towards a New Model for Comparative Law », International and Comparative Law Quarterly, Vol. 47, 1998.

[18] Il s’agit d’une histoire qui serait dynamique en interrogeant les catégories, éclaircissant celles-ci à la fois par une induction pragmatique qui militerait contre les conceptualisations préétablies et par une démarche diachronique qui devrait montrer la genèse mouvante des catégories, autre moyen de démentir toute fixité supposée. In http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=494 .

[19] Cf. en ce sens, les difficultés inhérentes à la méthode contextualiste, relevées par Ponthoreau M-C, « Le droit comparé en question(s). Entre pragmatisme et outil épistémologique », Ridc, n°1, 2015, p. 15 et s.

[20] Legrand P, Le droit comparé, Puf, 2011, 4e éd.

A propos de l'auteur méditerranéen ?
Théodora PAPADIMITRIOU Théodora PAPADIMITRIOU, actuellement administratrice à la Mairie d'Athènes, est l'une des directrices de l'équipe grecque du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public. Elle a participé a plusieurs ouvrages et a rédigé une thèse (remarquable et remarquée) sur La régulation des rapports entre l'ordre constitutionnel français et l'ordre juridique de l'Union européenne par le Conseil constitutionnel (2010).

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