Un extrait de la RMDP II : Femmes dans les Révolutions : questions critiques
Un extrait de la RMDP II : Femmes dans les Révolutions : questions critiques
Il est important pour le LM-DP comme pour sa Revue, la RMDP que ses propositions textuelles et ou doctrinales soient diffusées, accessibles et disponibles non seulement en intégralité sur supports papiers (diffusion autour de la Méditerranée assurée par les Editions Lextenso) mais aussi – en ligne sur ce site Internet – en proposant, depuis 2016, pour chaque ouvrage des extraits conséquents (au moins deux) de chaque nouveau numéro. Merci aux Editions l’Epitoge (Collectif l’Unité du Droit) de permettre cette mise en ligne.
Pour la RMDP II : Droits des femmes & Révolutions arabes, il a été choisi de retenir les deux extraits suivants :
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Femmes dans la Révolution : questions critiques (Geneviève Fraisse)
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Femmes dans la Constitution : où en est la constitutionnalisation des droits de la femme? (Rkia El Mossadeq)
Femmes dans les Révolutions :
questions critiques
Geneviève Fraisse
Philosophe, directrice de recherches au Cnrs
Une rupture historique, une révolution, un « printemps arabe », un soulèvement populaire, voire une guerre : les femmes y prennent place, y jouent un rôle, et, nécessairement défont et refont le lien sexuel dans le temps même où le lien social est ébranlé par le séisme politique. C’est, à l’évidence, ce qui s’est passé et se passe dans le monde arabe. Impossible pour qui a scruté les lendemains de la Révolution française et les ébranlements successifs du siècle suivant de ne pas trouver des éclats d’analogie. Pas de comparaison ou de superposition, mais des éléments propres à l’histoire des femmes et à celle de leur émancipation ; histoire de démocratie, de part et d’autre de la Méditerranée.
Dans Muse de la raison[1], analyse des lendemains de la Révolution française, je cherchais à comprendre la contradiction politique entre une dynamique révolutionnaire inscrivant l’émancipation pour tous, y compris pour les deux sexes, dans dires et pratiques, et l’arrêt de la liberté des femmes, doublé de l’explication raisonnée de cet arrêt. Cela s’était fait en deux temps, temps de l’action et temps de la répression. « Démocratie exclusive », ai-je résumé. Les printemps arabes avec les déceptions des femmes (mais pas seulement, je le sais bien), les élections tunisiennes à l’automne 2011 par exemple, ont montré cette torsion entre les femmes, actrices du soulèvement populaire et sûres d’y gagner en émancipation, et un rappel à l’ordre de la hiérarchie sexuelle survenant assez vite ; avec surprise, pourrait-on dire. Depuis lors, les choses se sont aggravées notamment au regard de la violence de ce rappel à l’ordre, en Egypte d’abord, puis en Tunisie. Tout cela est visible dans la vie sociale moins par la mise en cause politique des droits des femmes que par une autorité masculine réaffirmée sur les corps (harcèlements, viols) dans les lieux publics.
Ainsi comprend-on que les temps de l’émancipation s’entrechoquent et peuvent même se contredire. De deux façons : un mouvement démocratique n’entretient pas de relation simple avec le féminisme ; les droits des femmes sont renvoyés à une temporalité historique précaire. Par exemple : pourquoi l’Algérie choisit, au moment même des printemps arabes, de soutenir la parité dans la nouvelle Assemblée ? Par conviction, ou par stratégie ? Quel est donc le statut de la question politique du droit des femmes en démocratie ?
Puis vient le temps de la construction politique. Le projet de Constitution tunisienne, qui voulait instituer la complémentarité des sexes (dans la famille) plutôt que la reconnaissance de leur égalité, peut avoir une finalité simple : pousser les femmes hors du temps historique. En effet, le renvoi à la complémentarité constitue une exclusion de fait. En un mot, si la nouvelle Assemblée tunisienne déplace l’expression générique « droit des femmes » vers le terme unique de « complémentarité », elle exclut les femmes de l’espace politique ; ce faisant, elle chasse les femmes de l’histoire.
Le terme « droit » est politique, il sous-tend une promesse d’égalité, car il est fondé sur la reconnaissance de l’individu autonome. Dans le projet de Constitution, il disparaît au profit d’une représentation anthropologique de la relation sexuée, celle-ci étant cantonnée dans une partie de la société, à savoir la famille. Des places, des rôles définis par une structure sociale et non des individus, des êtres autonomes qui appartiennent à une société évoluant dans le temps. L’insistance sur la famille ne doit pas seulement être comprise comme un renvoi des femmes vers l’espace domestique, mais bien comme une mise en cause de leur participation à la vie publique. Etre repoussé de la vie publique, c’est être renvoyé hors de l’histoire.
Ainsi, le politique cède à l’anthropologique et les sexes se retrouvent, une fois encore dans la longue histoire du genre humain, dé-historicisés. Ils redeviennent atemporels, apolitiques, anhistoriques ; et ce au profit de la domination masculine. Car la grande force de la domination masculine n’est pas de dire aux femmes qu’elles relèvent d’une nature (ce que le féminisme a l’habitude de dénoncer) mais bien d’une incapacité à prendre place dans le temps historique.
Contretemps
Dès le printemps arabe, amorcé en Tunisie, on pouvait craindre de voir le contretemps historique à l’œuvre : une révolution d’un peuple, de plusieurs peuples, où les acquis des droits des femmes pouvaient être fragilisés. Les femmes étaient aux avant-postes de la Révolution et pourtant elles ont su rapidement qu’elles n’étaient pas sûres d’en tirer bénéfice.
Tunisiennes et Egyptiennes ont témoigné de cette contradiction, qui se nomme aussi contretemps historique. Une avancée historique démocratique n’implique pas nécessairement le féminisme.
La Révolution française fut aussi très clairement le creuset de ce paradoxe. Le contretemps est intrinsèque à l’histoire des femmes, il est le signe de la contradiction permanente entre cette émancipation et les autres émancipations, celles des prolétaires, des peuples colonisés… Tout opprimé n’est pas féministe.
Ainsi le printemps arabe voit les femmes dans l’histoire, et en même temps en contradiction avec l’histoire puisque l’histoire qu’elles sont en train de faire les met en danger. D’où cette situation de contretemps.
Par là on constate que l’argument de la religion, si souvent mis en avant pour expliquer ou justifier un prétendu conservatisme en matière d’égalité des sexes, est secondaire.
Lorsqu’on pousse les femmes hors de l’histoire en recouvrant le terme démocratique de « droit individuel » par un mot du langage anthropologique, de la structure sociale, celui de « complémentarité », ce sont des mécanismes internes à la démocratie qui sont en jeu. Mettre les femmes hors de l’histoire, tel est à mes yeux l’argument le plus puissant de la domination masculine.
Reste que les femmes continuent à être des actrices historiques, y compris face au déni de leur historicité.
[1] Fraisse Geneviève, Muse de la raison, démocratie et exclusion des femmes (1989) ; Folio-Gallimard ; 1995; Du même auteur, « Les contretemps de l’émancipation des femmes » in A côté du genre, sexe et philosophie de l’égalité ; Le Bord de l’eau ; 2010.