La loi du plus fort vs la force du droit légalement établi
La loi du plus fort vs la force du droit légalement établi
Actualité judiciaire libanaise
Article publié
dans le cadre des articles
méditerranéens du moment
Hiam MOUANNÈS (Maître de Conférences, HDR, Institut Maurice Hauriou)
& Yalda SACRE (Doctorante à l’Institut Maurice Hauriou)
La loi du plus fort
vs la force du droit légalement établi
À propos de l’ordonnance-référé,
Chambre civile, 6 juin 2021, Société H.I.S. SARL c/BankMed SAL, n° 412/2020
L’ordonnance-référé du 6 juin 2021 est plus qu’une décision judiciaire. Il s’agit aussi d’un acte de résistance face à un système politique et économique gangréné par la corruption et d’une nouvelle pierre à l’édifice de refonte de la confiance en la justice au Liban.
En effet, par son ordonnance-référé du 6 juin 2021[1], la juge judiciaire libanaise, Madame Carla Chweh[2], enjoint à la Banque Med SAL de procéder au versement sur le compte de la société pharmaceutique française EUROBIOMED, la somme de 54 400 euros prélevée du compte de sa cliente, la Société H.I.S SAL.
Dans le cas de l’espèce, la requérante, la Société H.I.S. SARL dont l’activité est l’import et la distribution de produits pharmaceutiques et parapharmaceutiques ainsi que de matériel médical, traite avec différentes sociétés étrangères parmi lesquelles la société française EUROBIOMED à qui elle avait commandé un produit pharmaceutique, le Geriatric Plus. La société EUROBIOMED a préparé la commande à l’intention de la requérante et lui a transmis la facture s’élevant à 54 400 euros.
La requérante, disposant d’un compte à la Bank Med SAL sis au Liban et crédité en euros d’une somme largement suffisante pour honorer sa facture, demande à ladite banque d’opérer le transfert nécessaire au paiement de cette facture. La banque refuse malgré la disponibilité de la somme.
Il est à noter que le système bancaire libanais s’était effondré suite aux stratégies monétaires suspicieuses adoptées par la Banque Centrale Libanaise et à la corruption des gouvernements qui se sont succédé depuis la fin de la guerre dite civile au Liban. Par conséquent, une sorte de contrôle des mouvements des capitaux avait été officieusement adoptée par les banques qui refusent désormais tout transfert vers des banques étrangères ainsi que tout retrait en espèce[3]. Il s’en est suivi un effondrement économique inouï[4] provoquant la disparition de plusieurs produits de première nécessité, et surtout une pénurie de médicaments dans un pays où le marché s’appuie surtout sur l’importation.
Dans sa requête en référé, la Société H.I.S. SARL requérante se fonde sur l’obligation contractuelle de la Bank Med SAL de transférer l’argent dès lors que, d’une part ladite Banque a accepté l’ouverture du compte bancaire pour les besoins des activités commerciales de la Société requérante, et que d’autre part, la somme concernée est bien disponible « en euros ». La Banque quant à elle soutient la thèse de la force majeure provoquée par la situation au Liban pour justifier son refus d’assurer le transfert de la somme due à la société EURIOBIOMED ; elle demande en outre le rejet du recours au motif de l’incompétence du juge civil de l’urgence.
Faisant référence au Préambule de la Constitution libanaise qui protège expressément la propriété privée[5] et à la législation libanaise qui garantit le libre mouvement des capitaux, et rappelant l’office du juge civil de l’urgence de sauvegarder les droits et libertés individuels auxquels il est gravement et illégalement porté atteinte[6], en l’occurrence, dans le cas d’espèce, les droits contractuels des titulaires de comptes bancaires, la juge des référés reçoit ainsi le pourvoi de la Société requérante.
Se fondant d’une part sur les obligations de prestation de services vendue par le banquier à son client suite à l’ouverture d’un compte bancaire, parmi lesquelles se trouve, dans le cas d’espèce l’opération de transferts, la juge note que cette obligation est une exigence contractuelle de « loyauté » imputée à la profession bancaire et reconnue par la coutume nationale et internationale ainsi que par la jurisprudence française[7] ; que, par suite, nul n’est besoin d’y convenir par écrit pour l’inclure dans le contrat d’ouverture d’un compte courant.
D’autre part, constatant, au vu des pièces du dossier, que l’obligation de transférer est prévue parmi les obligations de la banque et que si la banque voudrait s’en libérer, les parties auraient pu (dû) expressément convenir de l’exclure, la juge libanaise des référés fait droit à la Société H.I.S. SARL requérante. En effet, l’article 11 des conditions générales signées par la Société requérante, cliente de la Bank Med SAL, autorise explicitement la banque à accepter ou refuser, à sa discrétion, tout transfert fait sur le compte, sans mentionner les transferts faits à partir du compte. Ce qui implique que ces derniers sont autorisés et demeurent libres tant que les parties ne les avaient pas expressément restreints ou exclus. La juge s’appuie sur l’article 84 du Code libanais des Obligations et des Contrats pour juger en outre que cette obligation contractuelle de transférer ne peut être modifiée de façon unilatérale par une des parties, en l’occurrence par la banque.
Ensuite, la juge des référés réfute la théorie de la force majeure avancée par la banque sur le fondement de l’article 341 du même Code libanais des Obligations et des Contrats ; elle affirme que les conditions de cet aléa n’étaient pas réunies dans la mesure où la crise que traverse le système bancaire libanais suite à l’absence de liquidité en dollar américain n’est pas un évènement hors du contrôle de la banque[8], mais au contraire, un fait que les banques libanaises ont elles-mêmes provoqué avec la complicité de l’Etat. Aussi, en refusant brutalement l’exécution du transfert sollicité par la Société requérante au profit de la Société française EUROBIOMED, la Bank Med SAL contrevient manifestement aux règles générales du contrat et précisément à l’article 84 du Code libanais des Obligations et des Contrats.
Pour toutes ces raisons, la juge des référés de la Chambre civile de Beyrouth enjoint à la Bank Med SAL de procéder au transfert demandé par la Société H.I.S. SARL requérante à partir du compte de cette dernière au profit de la Société française EUROBIOMED sous peine d’astreinte de 3 millions de Livres Libanaises[9] par jour de retard. Ce faisant, la juge libanaise prouve encore une fois que la loi du plus fort ne fonctionne pas toujours et que le dernier mot peut encore et malgré tout revenir au droit légalement établi et courageusement protégé par un nombre de juges dans un pays piétiné certes mais conscient que sa Capitale, Béryte (Beyrouth), demeure la « mère des lois » et se relèvera tôt ou tard.
[1] Ordonnance-référé, Chambre civile, 6 juin 2021, Société H.I.S. SARL c/BankMed SAL, n° 412/2020.
[2] C’est la juge Carla Chweh qui a statué dans l’affaire Monsieur Joseph el Hage c/ Ministère de la Santé le 3 mars 2021 (ordonnance-référé, Chambre civile, requête n° 51/2021), commentée par les deux auteurs de la présente contribution sous le titre « Lorsque le juge libanais des référés inflige une leçon d’éthique aux parlementaires vaccinés alors qu’ils ne répondent à aucune condition leur donnant priorité », Laboratoire Méditerranéen de Droit public, juillet 2021, http://lm-dp.org/larticle-mediterraneen-du-moment/?fbclid=IwAR2TlUj9OxAWbZKzAj-p1Z003oBwf0taii16Zg4loNoOa8VhIWMaZF78j2o
[3] Par une décision totalement arbitraire et rompant unilatéralement les clauses des contrats liant les banques à leurs clients, les établissements bancaires libanais via l’Association des Banques du Liban (ABL), avaient instauré dès le début du mois de novembre 2019, un contrôle des capitaux avec une limite de retrait officiellement établie à un plafond de 1 000 dollars par mois (dépendant de l’importance des fonds dans chaque compte) et une interdiction de transférer des fonds à l’étranger.
[4] L’édition du Lebanon Economic Monitor (LEM) de la Banque mondiale du 1er juin 2021 parle d’une dépression économique grave et prolongée frappant le Liban. Elle classe cette crise économique et financière « parmi les 10, voire les 3 crises mondiales les plus sévères depuis le milieu du XIXe siècle », « sur fond d’inaction délibérée » de la classe politique (Communiqué de presse de la Banque mondiale du 1er juin 2021 : https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2021/05/01/lebanon-sinking-into-one-of-the-most-severe-global-crises-episodes).
[5] L’alinéa F du préambule de la Constitution libanaise dispose : « Le régime économique est libéral et garantit l’initiative individuelle et la propriété privée ».
[6] L’article 579 du Code libanais de Procédure Civile attribue au juge civil des référés compétence de faire cesser toute violation manifeste et non fondée des droits des individus.
[7] Par exemple : CA, Paris, 3ème chambre, sect. B, 30 septembre 2005, SA Crédit Lyonnais c/ Bernard Tapie, n° 96/12548.
[8] Dans le cas d’espèce, la juge libanaise des référés rappelle les trois conditions cumulatives nécessaires pour admettre la situation de force majeure : l’évènement doit être indépendant de la volonté des parties, imprévisible dans sa survenance et irrésistible dans ses effets (voir aussi CE, 29 janvier 1909, Cie des messagerie maritimes, n° 17614).
[9] Ce qui équivaut à 1 700 euros (taux de change officiel) et à 130 euros (taux de change réel).