Actualité judiciaire libanaise

Actualité judiciaire libanaise
1 juillet 2021 No Comments LMDP Dr. Hiam MOUANNES

Article publié
dans le cadre des articles méditerranéens du moment

Hiam MOUANNÈS (Maître de Conférences, HDR, Institut Maurice Hauriou)
& Yalda SACRE (Doctorante à l’Institut Maurice Hauriou)

Lorsque le juge libanais des référés inflige une leçon d’éthique aux parlementaires vaccinés alors qu’ils ne répondent à aucune condition leur donnant priorité 

À propos de l’ordonnance-référé, Chambre civile, 3 mars 2021,
Monsieur Joseph el Hage c/ Ministère de la Santé, n° 51/2021 

Par son ordonnance du 3 mars 2021, la juge judiciaire libanaise, Madame Carla Chweh, enjoint au Ministère libanais de la Santé de procéder à la vaccination contre la Covid-19 du requérant, Monsieur Joseph el Hage, dans un délai de 48 heures courant à compter de la notification de la décision (injonction sous astreinte de dix millions de Livres Libanaises[1] par jour de retard).

Cette ordonnance-référé, entrant dans le contexte de la pandémie sanitaire et d’approvionnement du Liban en doses de vaccin, est d’une importance capitale dans un pays gangréné par l’atonie et la corruption de la classe gouvernante et, dans le même temps, tenu de respecter la stratégie mondiale de priorisation des populations à vacciner contre la Covid-19. Elle donne, même si très légèrement, une lueur d’espoir en la Justice libanaise, souvent décriée en raison de son incapacité à lutter efficacement contre la corruption.

Dans le cas de l’espèce et d’une part, le requérant, âgé de quatre-vingts ans et souffrant de plusieurs maladies chroniques, s’était inscrit sur la plateforme du Ministère de la Santé pour recevoir le vaccin contre la Covid-19. D’autre part, la loi libanaise relative à la campagne nationale de vaccination prévoit à partir du 14 février 2021 la première phase de vaccination dans les hôpitaux au profit du personnel de santé et des personnes de 75 ans et plus avec le vaccin Pfizer (que l’Etat a reçu en donation).

Cette campagne vaccinale au Liban correspond d’ailleurs en tout point à la stratégie adoptée en Europe en général et en France en particulier. Elle a pour objectifs principaux de faire baisser la mortalité et de protéger les personnes les plus à risque de faire des formes graves de Covid-19[2]. La priorisation des personnes âgées, quand bien même elles n’ont pas de comorbidités, c’est-à-dire ne sont pas nécessairement vulnérables[3], ouvrait ainsi, de droit, à Monsieur Joseph el Hage un accès « prioritaire » à la vaccination contre la Covid-19[4]. Pourtant, ledit requérant n’a reçu aucune réponse ni invitation à cet effet.

Or, dans le même temps, le Ministère libanais de la Santé a fait procéder à la vaccination d’un nombre de parlementaires (seize en l’occurrence) et de directeurs généraux des administrations publiques par une équipe médicale mise à leur disposition au sein même du Parlement, alors qu’ils n’entraient pas dans la catégorie de personnes prioritairement concernées ni faisaient partie du personnel de santé.

Ce privilège auto-octroyé n’est aucunement à comparer avec la vaccination en France le 8 février 2021 du jeune ministre de la Santé, Olivier Verran. Ce dernier, âgé de 40 ans, l’a été en tant que « soignant » (neurologue de profession) et non en tant que « ministre ». À ce titre d’ailleurs et le lendemain même de sa vaccination le ministre français de la Santé avait déclaré : « J’avais toujours dit que lorsque je répondrai aux critères pour me faire vacciner, je le ferai. Je l’ai fait avec plaisir »[5]. Tout ministre et tout neurologue qu’il est, Olivier Verran s’est donc, comme tout citoyen, plié à la législation, et a attendu de « répondre aux critères » pour se faire vacciner. À ce titre aussi, lorsque certains élus locaux en France avaient, en décembre 2020, demandé de se faire vacciner « pour inciter les citoyens à le faire », le Premier ministre en place, Jean Castex, leur a rappelé (comme il l’a fait pour les membres de son Gouvernement) le principe d’exemplarité en demandant « d’attendre son tour » et de « laisser place aux personnes prioritaires »[6].

C’est le juge libanais des référés qui a dû, au Liban, rappeler leurs obligations règlementaires et éthiques aux parlementaires et au Ministère de la Santé.

Chargé de protéger les droits fondamentaux de l’arbitraire de l’Administration par voie de fait, la juge des référés de la Chambre civile de Beyrouth, Madame Carla Chweh, fait à cet effet application de l’article 579 du code libanais de procédure civile lui donnant pouvoir d’annuler toute violation manifeste et non fondée des droits des individus et reçoit le pourvoi du requérant.

Se fondant sur les pièces du dossier, la juge constate d’une part qu’en procédant dans les conditions sus-indiquées à la vaccination de certains parlementaires et d’autres dirigeants de l’Administration, le Ministère de la Santé a pris une décision « souveraine » (fait du prince), « non justifiée par aucun acte de nature législative et ne répondant à aucune des conditions et considérations liées à la politique de vaccination » et, ce faisant, a commis une voie de fait.

D’autre part, se fondant sur l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[7], sur l’alinéa G du préambule de la Constitution libanaise et sur l’article 7 de la même Constitution[8], la juge libanaise des référés conclut à l’atteinte « gravement manifeste » au principe d’égalité entre les citoyens. Pour corroborer la gravité de cette atteinte, la juge note que le Ministère de la Santé a voulu « récompenser les parlementaires de leur effort à avoir voté la loi relative à la campagne de vaccination », ce qui aurait, à ses yeux (aux yeux du Ministère), justifié cette entorse au principe d’égalité, ou plutôt ce privilège ! Renversant ce moyen ainsi invoqué par le Ministère de la Santé, la juge Chweh rappelle que le débat et le vote de la loi par le Parlement sont une de « ses missions intrinsèques et un devoir ne justifiant aucune récompense » spécifique à son profit.

Aussi, en vue de rétablir les droits du requérant et de prévenir « tout danger imminent » relativement à son cas précis, le juge décide que « la santé et la vie du requérant étaient effectivement en danger » étant donné « la rapidité de la propagation du virus » ainsi que « l’âge et les conditions de santé » du requérant, et par suite, le Ministère de la Santé doit procéder, à ses frais[9], sous 48 heures et sous astreinte, à la vaccination de Monsieur Joseph el Hage.

Au moment de rendre ce commentaire (le 6 juillet 2021), le variant indien dite Delta a déjà provoqué 207 nouveaux cas de Covid-19 et 2 décès en 24 heures au Liban ; ces chiffres portent le nombre de contaminés à 545 570 cas cumulés et 7 861 décès depuis février 2020, sachant que seulement 21 % des personnes éligibles à la vaccination ont déjà reçu une première dose de vaccin et seulement 10 % les deux doses nécessaires.

Pendant ce temps, le président de la Commission parlementaire de la santé alerte contre la très inquiétante rapidité de la transmission du variant Delta dans un pays où le secteur médical risque un total effondrement et de son côté, la ministre sortante de l’Information, Manal Abdel Samad, se contente de conseiller à la population de se protéger « au moyen d’un masque, en respectant la distanciation sociale et en se lavant les mains »[10] !


[1] Équivalent à une somme de 770 euros environ (le dollar calculé à 13 000 LL).

[2] Lire par exemple la décision n° 2020.0308/AC/SEESP du 17 décembre 2020 du collège de la Haute autorité française de santé (HAS) portant adoption de recommandations complétant la recommandation vaccinale « Stratégie de vaccination contre le SARS-Cov-2- Recommandations préliminaires sur la stratégie de priorisation des populations à vacciner » et l’ordonnance-référé du Conseil d’Etat français du 3 mars 2021, Mme E… B…, veuve D… et autres, n° 449759 (point 8)..

[3] Dans sa décision 2020-888 QPC du 12 mars 2021, Mme Fouzia L. [Interdiction de recevoir des libéralités pour les personnes assistant certaines personnes vulnérables], le Conseil constitutionnel français ne déduit pas de lien de causalité entre l’âge très avancé d’une personne et la situation de vulnérabilité.

[4] Au sens de la jurisprudence française (décision 2020-888 QPC), le requérant dans le cas d’espèce Monsieur Joseph el Hage c/ Ministère libanais de la Santé, est à la fois âgé et vulnérable.

[5] France Info 9 février 2021.

[6] Cf. Tristan Quinault-Maupoil, « Deux cents maires veulent se faire vacciner pour l’exemple », Le Figaro du 29 décembre 2020.

[7] L’article 6-DDHC 1789 proclame : « La loi est l’expression de la volonté générale. […]. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux […] ».

[8] L’alinéa G de la Constitution libanaise refondue en septembre 1990 dispose : « Le développement équilibré des régions, culturellement, socialement et économiquement constitue une assise fondamentale de l’unité de l’Etat et de la stabilité du régime » ; l’article 7 de la même Constitution prescrit que « Tous les Libanais sont égaux devant la loi. Ils jouissent également des droits civils et politiques et sont également assujettis aux charges et devoirs publics, sans distinction aucune »

[9] La vaccination au Liban n’est pas prise en charge par l’Etat malgré le fait que les vaccins sont reçus en donation au profit du peuple libanais. Dans le cas de l’espèce c’est la juge qui enjoint au Ministère de prendre en charge les frais de vaccination du requérant.

[10] Cf. L’orient-Le-Jour du 4 juillet 2021, « Deux décès en 24h, appels à renforcer les mesures de prévention face au variant Delta ».

A propos de l'auteur méditerranéen ?
Dr. Hiam MOUANNES Hiam Mouannès, membre de la cellule toulousaine du LMDP est Maître de Conférences, HDR, Université Toulouse Capitole - Institut Maurice Hauriou

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.