L’esprit de Mataroa
L’esprit de Mataroa
Convergences franco-helléniques en droit public et en pratiques administratives[1]
Le LMDP est très heureux d’ouvrir avec cet article de Mme la professeure
Ifigeneia Kamtsidou, Présidente du l’Ecole Nationale d’Administration Grecque (National Centre for Public Administration & Local Government (EKDDA)), une nouvelle tradition avec les voeux de 2019 : celle d’un article en droit public méditerranéen publié tous les mois (au mieux) ou trimestres (au moins) sur le Site internet du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public.Un très grand merci à la Présidente Kamtsidou sans qui le dernier colloque athénien du LMDP n’aurait pas été un succès aussi grand.
Que souffle grâce à elle
sur nous tous
l’esprit de Mataora… et du service public
& la joie d’avenirs meilleurs en Méditerranée !
MTD.
Monsieur le Conseiller Culturel, cher Directeur,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Monsieur le Président de l’AMOPA,
Chers amis, chères amies,
Les mots me manquent pour exprimer l’émotion que je ressens en recevant la distinction prestigieuse que la République française m’a offerte. Car, être reconnu comme porteur des valeurs académiques françaises, c’est s’engager dans un combat continu pour que les sciences soient des moyens du progrès social, qu’elles offrent les ressources d’un développement durable et les garanties nécessaires au respect des principes de l’égalité et de la dignité sociale.
Cher Directeur, je ne saurais, donc, trop vous remercier d’avoir proposé ma nomination, tout en reconnaissant que vous m’avait chargé d’une lourde responsabilité : essayer de poursuivre les traditions de l’Ambassade de France et de l’Institut Français à Athènes, mettre en valeur la pratique des services publics qui ont assuré l’embarquement des jeunes scientifiques grecs à Mataroa, le bateau qui les a permis d’échapper à l’atroce guerre civile et d’entamer leur voyage vers les espaces de liberté et de démocratie que constituent les arts, le droit, la doctrine de l’intérêt général et la philosophie.
Alors, les paroles exagérées que vous avez eu la générosité de prononcer à mon endroit, ne peuvent être conçues que comme une référence à la marche commune de nos peuples, à la contribution de la France, de ses institutions et de son capital intellectuel à la construction de l’Etat grec et à la constitution de la communauté politique hellénique. C’étaient des grecs éduqués en France, ceux qui avaient formé le Directoire de Paris (Korais, Pikolos, Klonaris et Polychroniadis), qui ont esquissé l’organisation de la nouvelle entité étatique, il y a déjà deux siècles.
L’influence française se révèle clairement par l’importance attribuée au principe de légalité dans le régime grec, surtout en ce qui concerne le fonctionnement de l’administration publique. Son gardien principal, το Συμβούλιο της Επικρατείας[2] a été organisé suivant les préceptes qui régissent son homologue français et il a façonné sa mission de garant des droits fondamentaux en étroit dialogue avec la jurisprudence du Palais Royal. Limite aux dérives arbitraires des gouvernants et de l’administration, le principe fut également une des garanties de la forme démocratique du régime.
L’exercice d’un mandat à la présidence d’EKDDA[3], l’organisme auquel la jeune république grecque a confié, après la chute de la dictature des colonelles, la restructuration de son administration, me permet d’avancer l’idée que la convergence franco-hellénique en matière de fonction publique et de son organisation met en lumière des mutations en cours qui tendent à modifier la conception même de la démocratie dans nos pays.
En effet, la fondation de l’ESDD (puis ESDDA)[4] à l’instar de l’ENA témoigne de la revalorisation de l’administration en tant qu’organe de l’exécutif, déjà renforcé pendant l’entre deux guerres. Pour pallier les conséquences néfastes de la barbarie nazie et le traumatisme causé par l’Etat pétainiste d’une part et pour atténuer la profonde division de la société hellénique imposée par les gouvernements autoritaires de l’autre, l’administration a assumé la tâche de dépolitisation de certaines fonctions publiques. Cet intérêt porté à la formation des cadres du secteur public ne signifiait nullement un mépris de la démocratie. Au contraire, il exprimait l’angoisse de transformer l’administration en pilier essentiel des régimes démocratiques : bien éduqués et capables d’exercer un leadership démocratique, les énarques sont destinés à réformer le service public afin qu’il puisse développer des politiques qui répondent aux besoins sociaux, qui garantissent les droits des membres du corps social, bref qui tissent les liens fédérant la communauté politique.
En deux mots : Alors qu’il s’est agi pendant longtemps de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions l’administration pouvait être conforme à l’idéal démocratique (la démocratie étant plutôt conçue comme le gouvernement du peuple par le peuple, un circuit électoral qui assure la légitimité des gouvernants), l’inflexion au cours des « Trente Glorieuses » (1945-1975)[5] de la conception même de la démocratie a transformé l’administration en vecteur d’une démocratie « substantielle », d’une démocratie sociale.
Chargée de dessiner et de mettre en œuvre les principales politiques publiques, l’administration devint légitimement l’interlocuteur des usagers des services publics, en d’autres termes elle s’est haussée en instance représentant le peuple, dans la mesure où ses décisions ne sont plus assises uniquement sur les prévisions législatives, mais également sur le consensus des groupes sociaux qui en sont concernés.
L’apparition de l’État social qui a encadré la mutation des concepts et des pratiques administratives est le produit des grands mouvements sociopolitiques. Mais il serait inapproprié de ne pas mentionner l’apport de deux grands juristes qui, pendant l’entre-deux guerres, ont largement contribué à l’établissement de l’idée qu’un devoir social détermine les fonctions étatiques : Encore une fois l’influence française fut déterminante pour qu’une critique cohérente ébranle les conceptions de l’Etat et du droit alors dominantes en Grèce où l’arrivée de plus de 2.000.000 des réfugiés imposait aux acteurs politiques de la IIe République de rechercher une base doctrinale à leurs projets réformateurs et d’intégration.
C’est la référence à l’œuvre de Léon Duguit qui a permis à Al. Svolos d’insérer la notion de la solidarité sociale parmi les principes fondamentaux du régime, de l’ériger en fondement de la vie collective et de soutenir qu’elle justifie « tout sacrifice ». Pour assurer le respect dudit principe tout pouvoir étatique a la faculté de soumettre les exigences de l’individu à l’intérêt général. Conséquemment, l’agencement des institutions doit assurer l’armonie des classes, tant par la représentation des intérêts socioprofessionnels à une deuxième Chambre que par l’organisation et le fonctionnement d’une administration adéquate (« μιας Διοικήσεως αναλόγου»). Deux dictatures, une guerre civile et la période du « parlementarisme musclé » ont marginalisé les idées d’Al. Svolos. Pourtant, celles-ci survivaient dans et par les luttes menées pour le rétablissement de la démocratie et dans l’effort intellectuel entretenu par ses disciples, principalement par A.Manessis, lui aussi « adepte» de l’école française dite du positivisme sociologique.
La Constitution de 1975 a permis au principe de solidarité de revendiquer une place prépondérante dans l’ordre juridique hellénique, étant donné que, suivant ses réglementations, les services et les prestations accordés aux membres du corps social se reconnaissent comme des obligations juridiques de l’Etat, corrélatives aux droits sociaux proclamés comme fondamentaux. Certes, l’État grec n’a jamais assumé son rôle social, au moins il n’est l’a pleinement assumé. Le système politique de la IIIe République s’est vite dégénéré en partitocratie, tandis que la corruption a miné le respect de l’État de droit, en privant les institutions démocratiques de leur légitimité. De la sorte, la crise économique a facilement bousculé le fonctionnement du parlementarisme démocratique, aussi bien des structures qui soutenaient la réalisation du principe de solidarité.
Le choc politique et institutionnel fut de plus virulents : privés de leur moyens d’agir traditionnels le personnel politique, l’administration et la justice ont recherché, presqu’à l’aveugle, des solutions à des problèmes inédits. Et il faut l’admettre, c’est l’administration qui s’est montrée plus résistante, qui a su préserver un champ où ses attributions peuvent retrouver leur sens et soutenir la mission sociale de l’Etat. Alors, à juste titre l’idée de « démocratie administrative » gagne du terrain. Peut-on se rallier à cette idée séduisante et affirmer sans autre que la délibération et la participation des usagers aux procédures de prise de décisions administratives peuvent donner à la démocratie un nouvel élan, qu’elles peuvent démocratiser les régimes représentatifs et rénover la démocratie elle-même ?
C’est un juriste français qui nous fournit les moyens pour
esquisser la réponse : Fin connaisseur du droit et de sa
signification démocratique, Alain Supiot démontre que ni la solidarité sociale ni
l’égalité démocratique ne sont garanties sans référence à des règles communes et opposables à tous. C’est pourquoi il tente à ressusciter
l’esprit de Philadelphie et d’y soustraire un principe de justice sociale
internationale. Les origines kantiennes de sa pensée justifient des réticences,
mais ses propositions peuvent conduire à un considérable changement
politico-institutionnel : Pour profiter de sa doctrine, nous, juristes
grecs, disposons les armes fournit par le dialogue bicentenaire avec la science
française. Un dialogue qui nous conduit, comme disait Yota Kravaritou,
gardienne elle de l’esprit de Mataroa, d’ « écheveler notre
science », pour déconstruire les inégalités sociales et reconstruire une
théorie de l’institution démocratique de la société.
[1] Allocution à l’occasion de l’attribution du grade de chevalier de l’Ordre des Palmes Académiques.
[2] Le Conseil d’État hellénique.
[3][3] EKDDA, le Centre National d’Administration Publique et Territoriale a été fondé en 1983 pour soutenir la modernisation de l’administration publique par la formation initiale des hauts fonctionnaires et la formation continue des fonctionnaires du secteur public.
[4] L’Ecole Nationale de Gouvernance Territoriale n’a eu qu’une courte vie, ayant été intégrée à l’Ecole Nationale d’Administration Publique qui depuis se dénomme Ecole Nationale d’Administration Publique et Territoriale.
[5] Période marquée par la forte croissance économique qui a favorisé le développement des politiques sociales et l’émergence des droits sociaux fondamentaux.