De l’opportunité du dualisme juridictionnel au Liban
De l’opportunité du dualisme juridictionnel au Liban
Du / des juge(s) de droit public en Méditerranée :
De l’opportunité du dualisme juridictionnel au Liban
Lara Karam Boustany
Professeur à la Faculté de Droit, Université Saint-Joseph de Beyrouth
membre du Directoire du Laboratoire Mediterranéen de Droit Public,
Directeur de l’équipe « Liban » du Laboratoire Mediterranéen de Droit Public
Demander à une administrativiste convaincue de penser, de repenser le dualisme relève d’une perversion intellectuelle d’autant plus grande lorsque c’est l’administrativiste elle-même qui a décidé de s’imposer cet exercice. Le dualisme juridictionnel qui s’accompagne d’une distinction entre le droit dit « commun » et celui qui, par opposition, aurait dû être dit « spécial » et s’appliquerait à l’administration est généralement présenté à nos étudiants comme une évidence. A peine installés sur les bancs de la faculté de droit, ils sont obligés de se conformer à un moule où tout est exagérément binaire : le plan en deux parties, le droit en deux branches, le monisme et le dualisme, la différence de nature et la différence de degrés, la Common Law et la Civil Law, sans oublier certaines sophistications dans certains énoncés où on leur demande si un couple[1] (encore deux) forme un duo ou un duel, le tout couronné par ce qui semble être un modèle logique de justice dont on questionne rarement la logique : le dualisme juridictionnel.
Le débat sur le dualisme juridictionnel n’est pas nouveau en France[2]. Il n’est pas à exclure non plus dans les Etats qui adoptent le monisme. Dans toute société dotée d’un Etat de droit, il existe nécessairement deux contentieux : un contentieux judiciaire et un contentieux administratif, même dans les pays de Common Law. Ce qui diffère d’un système à l’autre ne réside pas dans la disparition du contentieux administratif mais dans le fait que certains systèmes érigent le juge administratif en institution autonome alors que dans d’autres la justice administrative n’est qu’une branche d’un ensemble unifié. Et à partir du moment où l’on adopte tel système ou tel autre certains s’évertueront à trouver que le soleil est plus brillant ailleurs : là où prévaut le dualisme, l’unification est débattue. Là où est adopté le monisme juridictionnel, les qualités du dualisme sont mises en avant.
Remettre en cause le dualisme juridictionnel au Liban n’a jamais dépassé le cadre de conversations intellectuelles dans les couloirs de la faculté de droit. Il ne s’agit pas dans ce qui suit d’énumérer les arguments qui prôneraient le monisme et de les opposer à ceux qui défendraient le dualisme. Qu’ils soient pour ou contre le dualisme au Liban de tels arguments n’auront rien d’original. La doctrine française les a déjà épuisés. Lorsqu’il s’agit de critiquer le dualisme : complexité de la distribution des compétences, lenteur de la justice qui en découle, turbulences frontalières entre les deux contentieux, déni de justice mais aussi et surtout difficultés pour justifier le traitement privilégié dont bénéficie l’administration ; intérêt général, puissance publique, efficacité contentieuse d’un juge qui connaît l’administration et qui a acquis un rôle indiscuté de garant des droits et libertés lorsqu’il s’agit, en revanche, de défendre le dualisme juridictionnel.
A ces arguments que le contentieux administratif libanais partage avec le contentieux français viennent s’ajouter certaines particularités libanaises plaidant pour la suppression de l’ordre juridictionnel administratif :
- d’une part, ce que la doctrine désigne par « ordre » se résume en fait au seul Conseil d’Etat. Prévus par le législateur depuis plus de 15 ans, les tribunaux administratifs n’ont toujours pas vu le jour.
- D’autre part, les membres du Conseil d’Etat sont des magistrats au même titre que ceux de l’ordre judiciaire et la frontière entre les deux catégories de magistrats n’est pas si étanche : le Conseil d’Etat a été présidé par plus d’un magistrat provenant de la Cour de cassation et il a donné plus d’un premier président à cette dernière.
- Enfin, des règles contentieuses encore frileuses : le juge administratif ne peut adresser des injonctions à l’administration ni ne prononce des astreintes à son encontre, une justice de l’urgence peu développée, un non-respect de la chose jugée dont la sanction se résume à une énième poursuite de l’administration devant le même juge dont la décision n’a pas été exécutée, l’impossibilité de prouver le contenu d’une circulaire, le côté particulièrement onéreux des poursuites pour ne citer que l’essentiel.
La conclusion devrait s’imposer d’elle-même et l’étude envisagée arrêtée à ce stade ! Ce serait oublier qu’il y a deux moments particuliers dans l’histoire du contentieux administratif libanais qui mériteraient d’être examinés. Deux moments qui, étonnamment, n’ont presque jamais été abordés alors qu’ils permettraient, sinon de trancher le débat, du moins d’apporter un nouvel éclairage au dualisme juridictionnel au Liban : le premier est relatif à la création du Conseil d’Etat, le second aux épisodes de sa disparition.
I. Le dualisme à la lumière de la création du Conseil d’Etat
C’est avec le mandat français que le Conseil d’Etat libanais vit le jour. Le devoir de mémoire et de reconnaissance exige de rappeler que les deux arrêtés du 6 septembre 1924 et du 9 février 1925 par lesquels le Gouverneur du Liban, le général Vandenberg institua le Conseil d’Etat et la procédure à suivre devant lui ont été préparés par deux professeurs de l’Ecole française de droit à Beyrouth : Maxime Nicolas et Antoine Mazas. Ces deux professeurs ont même été jusqu’à initier les magistrats libanais au contentieux administratif[3].
Avant cette date, le contentieux administratif libanais était soit inexistant soit dévolu aux juridictions de droit commun. En effet, et jusqu’aux évènements sanglants de 1860, la justice, particulièrement embryonnaire dans le système féodal de l’époque, était rendue par le prince ou un magistrat délégué à cet effet. Par la suite, le protocole du 5 juin 1861 qui reconnut une large autonomie au Liban vis-à-vis de l’Empire Ottoman dont il continuait à faire partie, organisa en même temps la justice mais ne souffla mot de la juridiction administrative. L’absolutisme monarchique ottoman s’opposait à l’idée même que l’on puisse intenter une action contre l’Etat.
Au lendemain du traité de Paris en 1856, le sultan ottoman fut pressé par la France et l’Angleterre de doter l’Empire de lois modernes et c’est ainsi qu’un Conseil d’Etat fut créé auprès de la Sublime Porte par la loi organique du 2 avril 1868. Sa compétence s’étendait à l’ensemble des territoires relevant de la Sublime Porte[4] mais, et bien que le Liban ait donné un magistrat au Conseil d’Etat ottoman, Salim Baz, les libanais ne semblent pas l’avoir saisi, le contentieux administratif libanais de l’époque relevant des juridictions ordinaires comme l’atteste une décision rendue par un tribunal civil le 28 mars 1909 (affaire Hercole Santorro c. Gouverneur du Liban).
Détaché de l’Empire en 1918, le Liban continua à être régi par les lois ottomanes. Ne souhaitant apparemment pas maintenir l’état du droit tel qu’il était, ni ne pouvant soumettre le contentieux administratif au Conseil d’Etat ottoman puisque le Liban ne faisait plus partie de l’Empire, le gouverneur du Liban décida en 1920 et en attendant la création d’un Conseil d’Etat libanais de conférer les attributions du Conseil d’Etat ottoman au tribunal supérieur créé en 1919 et qui faisait office de Cour de cassation. La particularité qui doit être signalée tout de même à ce stade c’est que si le contentieux administratif a été conféré au tribunal supérieur dans les mêmes conditions et délais appliqués devant le Conseil d’Etat ottoman, le tribunal statuait toutefois dans les mêmes formes qu’au contentieux judiciaire.
Le dualisme juridictionnel au Liban est donc le fruit de la seule volonté de la puissance mandatrice et, à moins de rattacher artificiellement la juridiction libanaise à l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790 et à l’interprétation qui en a été faite, aucune explication historique ne justifie la création d’un Conseil d’Etat au Liban.
Héritage du mandat, le Conseil d’Etat lui a survécu mais sa vie mouvementée n’a pas nécessairement plaidé en sa faveur : créé en 1924, il fut supprimé en 1928. Rétabli en 1941, il fut supprimé pour la deuxième fois en 1950 avant de réapparaître en 1953. Le vide occasionné par les disparitions successives du Conseil d’Etat de la scène juridictionnelle libanaise fut comblé par la dévolution de ses compétences à la Cour de cassation ce qui, jusqu’à nos jours, permet à plus d’un juriste d’avancer la thèse de l’inutilité du dualisme juridictionnel.
A cela il convient d’ajouter que l’entrée en scène du Conseil constitutionnel n’a pas permis d’asseoir définitivement la place du juge administratif libanais : s’il a reconnu la spécialité de ce dernier, le Conseil constitutionnel, contrairement à son homologue français, n’a pas été jusqu’à constitutionnaliser l’existence du juge administratif. La saga des éclipses du Conseil d’Etat n’a peut-être pas encore connu de « happy ending » !
A la question de savoir s’il était nécessaire de créer une juridiction administrative au Liban, la réponse est donc négative ! Mais est-il nécessaire de la maintenir ? La réponse à cette question nécessitera l’examen des intervalles durant lesquels le Conseil d’Etat fut supprimé et ses compétences dévolues à la juridiction judiciaire.
II. Le dualisme à l’épreuve de la suppression du Conseil d’Etat
S’il est vrai que la jurisprudence judiciaire de cette période n’est pas abondante[5], elle est particulièrement significative et intéressante à étudier car le juge judiciaire se prononçait à l’époque comme seul juge de l’administration. Son étude permet d’avancer deux séries de constats : la première concerne les règles de procédure appliquées, la seconde les règles de fond. Mais, avant d’aborder ces deux points, il convient de souligner que la jurisprudence de l’époque ne semble pas offrir de cas de recours en annulation devant le juge judiciaire, les cas répertoriés portant surtout sur le plein contentieux (contentieux indemnitaire et contentieux contractuel).
S’agissant des règles de procédure appliquées, deux grands constats peuvent être tirés : le juge judiciaire applique les particularités contentieuses administratives mais son approche ne semble pas en saisir toutes les subtilités.
Ainsi, s’il adopte la même jurisprudence concernant la suspension du délai par un fait de l’administration ou par un recours gracieux, s’il rappelle à l’instar du juge administratif l’obligation de lier le contentieux avant toute saisine du juge par une demande claire, chiffrée et adressée à l’autorité compétente[6], il adopte une approche différente de la décision préalable. Alors que, pour le juge administratif, le fait pour l’administration de ne pas soulever la fin de non-recevoir tirée de l’absence de décision préalable et de défendre au fond à titre principal équivaut à une liaison du contentieux en cours d’instance, le juge judiciaire estime que le défaut de soulever la fin de non-recevoir tirée de l’absence de demande préalable équivaut à un désistement de l’administration de se prévaloir de l’avantage qui lui est reconnu[7]. Le résultat est le même mais pas le raisonnement. La Cour de cassation n’est pas à l’aise non plus lorsqu’il s’agit de qualifier la règle de la décision préalable : tantôt simple avantage pour l’administration, tantôt règle d’ordre public[8].
S’agissant des règles de fond appliquées aux procès contre l’administration, la Cour de cassation appliquait le droit administratif tant aux contrats de l’administration qu’à la responsabilité extracontractuelle de celle-ci : nous retrouvons la jurisprudence sur l’interprétation des dispositions contractuelles[9], sur l’effet de la force majeure[10] et sur le cumul de responsabilités pour faute unique personnelle commise dans le service ou avec les moyens du service[11]. Mais là aussi, la Cour de cassation essaie de rattacher autant que possible ses solutions à des textes écrits lorsqu’existe un texte pouvant, au terme d’une interprétation forcée, être invoqué.
Dans les deux séries d’hypothèses, à savoir celles qui concernent la procédure applicable et celles qui concernent le droit applicable, l’impression générale qui en résulte est celle d’un respect des particularités du droit et du contentieux administratifs, respect empreint tout de même d’un certain malaise vis-à-vis d’un droit essentiellement prétorien. L’exemple le plus symptomatique à cet égard est un arrêt de la Cour de cassation qui vise expressément une disposition prévue pour le Conseil d’Etat alors que le Conseil d’Etat avait entre-temps disparu[12] !
Face aux insuffisances du contentieux et aux reproches adressées à son juge, est-il possible à la lumière de cette étude d’affirmer que le contentieux de l’administration peut, à nouveau, être dévolu au juge judiciaire ? Tout permet de le penser à condition toutefois, et toujours à la lumière de cette même étude, d’entourer ce transfert de certaines garanties : créer une chambre administrative au sein de la Cour de cassation, codifier le droit administratif et entreprendre un travail de réflexion sur les règles procédurales à conserver et celles qu’il conviendrait d’écarter.
En 1988, un auteur français, se demandant s’il fallait supprimer le droit administratif, vint à la conclusion que, pour cela, il faudrait supprimer le juge administratif, ce qui était fort inconcevable[13]. En 2016, une administrativiste libanaise, se basant sur l’histoire du dualisme juridictionnel de son pays et ne pouvant que constater ses défauts, se demande s’il ne faudrait pas, comme dans les tragédies grecques, supprimer le juge administratif et sauver le droit qu’il a créé ?
[1] La plus que classique dissertation sur le président de la République et le premier ministre sous la Ve République.
[2] A titre d’exemples non exhaustifs : Esmein Adhémar, « La question de la juridiction administrative devant l’Assemblée constituante », Jahrbuch des öffentlichen Rechts, 1911, p. 3 et s. A l’occasion du bicentenaire de la loi des 16-24 août 1790 : Rfda, 1990, p. 687 et s., 17 contributions ; Ajda 1990, p. 579 et s., 5 contributions ; EDCE 1991, n°42, p. 159 et s., 6 contributions. Ajda 2005, n°32. Mais aussi : Bazex Michel, « L’implosion du dualisme de juridiction », Pouvoirs 1988, n°46, p. 35 et s. ; Truchet Didier, « Fusionner les juridictions administrative et judiciaire ? », Mélanges Jean-Marie Auby, Dalloz, 1992, p. 335 et s. ; « Mauvaises et bonnes raisons de mettre fin au dualisme juridictionnel », Rev. Justices 1996, p. 53 et s. ainsi que sa contribution au dossier Débat sur l’avenir du dualisme juridictionnel, Ajda 2005, n°32.
[3] Baz Jean, La jurisprudence administrative au Liban. Etude doctrinale et jurisprudentielle, Préf. A. Gervais, Beyrouth, 1962, p. 8 et s.
[4] Ibid., p. 4 et s.
[5] Les archives de la Cour de Cassation étant quasi introuvables, cette étude s’est basée sur les quelques arrêts publiés ou cités dans des ouvrages doctrinaux.
[6] C. cass., 9 janvier 1953, Al Marj c. Etat, Table des Recueils de la Cour de cassation, Recueil Baz 1950-1953, p. 176.
[7] C. cass., 20 avril 1953, Municipalité de Tripoli c. Khair, Table des Recueils de la Cour de cassation, Recueil Baz 1950-1953, p. 158.
[8] Idem note de bas de page précédente.
[9] C. cass., 3 octobre 1953, Etat c. Sabbagh, Table des Recueils de la Cour de cassation, Recueil Baz 1950-1953, p. 144.
[10] C. cass., 31 janvier 1953, Aoun c. municipalité de Nija, Table des Recueils de la Cour de cassation, Recueil Baz 1950-1953, p. 152.
[11] C. cass., 29 juillet 1953, Etat c. X, Table des Recueils de la Cour de cassation, Recueil Baz 1950-1953, p. 168.
[12] C. cass., 28 avril 1953, Etat c. Merhi, Table des Recueils de la Cour de cassation, Recueil Baz 1950-1953, p. 160.
[13] Boulouis Jean, « Supprimer le droit administratif ? », Pouvoirs, n°46, septembre 1988, p. 5 et s.